Par : Collectif Réinfo Covid Québec
Alice Miller, docteure en philosophie, sociologie et psychologie et psychanalyste durant vingt ans, s’est particulièrement intéressée aux maltraitances ordinaires vécues à l’enfance ainsi qu’à leurs conséquences individuelles et sociales. Dans le livre Le drame de l’enfant doué, elle présente certaines hypothèses explicatives des causes de la violence au sein des familles et des sociétés. La maltraitance juvénile peut-elle expliquer que l’on retrouve beaucoup de ces victimes à des postes de pouvoir?
Elle part des principes suivants :
- « L’enfant a un besoin inné d’être pris au sérieux et d’être considéré pour ce qu’il est.
- “Ce qu’il est” signifie : ses sentiments, ses sensations et leur expression, et ce, dès le stade du nourrisson.
- Dans une atmosphère de respect et de tolérance pour les sentiments de l’enfant, celui-ci peut, à la phase de séparation, renoncer à la symbiose avec sa mère et accomplir ses premiers pas vers l’autonomie.
- Pour pouvoir remplir ces conditions d’un développement sain, il faut que les parents de ces enfants aient grandi eux aussi dans un climat de ce type. Ces parents transmettront à leur enfant le sentiment de sécurité, la sensation d’être à l’abri, qui permettront à sa confiance de se développer.
- Les parents qui n’ont pas bénéficié de ce climat dans leur enfance sont en état de besoin, c’est-à-dire qu’ils cherchent leur vie durant ce que leurs propres parents n’ont pas pu leur donner en temps voulu : un être pour qui ils comptent par-dessus tout, qui les comprend totalement et les prend au sérieux.
- Cette quête ne peut, bien entendu, jamais aboutir complètement, car elle se réfère à une situation irrévocablement révolue – à savoir les premiers jours de la vie.
- Mais un être humain porteur d’un besoin inassouvi et inconscient – parce que réprimé – est sujet à la compulsion de satisfaire malgré tout ce besoin, en recourant à des moyens de rechange, et ce, tant qu’il ne connait pas l’histoire refoulée de sa vie.
- Ses enfants sont les plus propres à remplir cette fonction. Un nouveau-né est entièrement à la merci de ses parents, pour le meilleur et pour le pire. Et comme sa vie même dépend de leur assistance, il fera tout pour ne pas la perdre. Dès le premier jour, il s’y emploiera avec toutes ses possibilités, comme une petite plante qui se tourne vers le soleil pour survivre. » (Le drame de l’enfant doué, p. 7-8)
Le nécessaire assouvissement des besoins psychologiques de l’enfant
Alice Miller prétend donc que, lorsque les besoins psychologiques de l’enfant n’ont pas été comblés, l’adulte qu’il deviendra cherchera inconsciemment à les assouvir par différents moyens. Et à moins que cet adulte entame un processus d’introspection et de deuil à propos de son enfance, il continuera toute sa vie à tenter de combler ses besoins de façon inconsciemment compulsive. L’auteure estime que l’utilisation de ces moyens de rechange et de ces compulsions causent un grand tort à l’individu, à son entourage, à ses enfants et à la société.
Elle présente les arguments suivants pour expliquer en quoi les blessures à l’enfance peuvent générer la violence dans la société :
« Il est scientifiquement prouvé que les effets dévastateurs des traumatismes infligés à l’enfant se répercutent inévitablement sur la société. Cette vérité concerne chaque individu pris isolément et devrait – si elle était suffisamment connue – conduire à modifier fondamentalement notre société, et surtout à nous libérer de l’escalade aveugle de la violence. Les points suivants voudraient préciser cette thèse :
- Tout enfant vient au monde pour s’épanouir, se développer, aimer, exprimer ses besoins et ses sentiments.
- Pour s’épanouir, l’enfant a besoin du respect et de la protection des adultes, qui le prennent au sérieux, l’aiment et l’aident à s’orienter.
- Lorsque l’enfant est exploité pour satisfaire les besoins de l’adulte, lorsqu’il est battu, puni, manipulé, négligé, qu’on abuse de lui et qu’on le trompe, sans que jamais un témoin n’intervienne, son intégrité subit une blessure inguérissable.
- La réaction normale à sa blessure serait la colère et la douleur. Mais, dans la solitude, l’expérience de la douleur lui serait insupportable, et la colère lui est interdite. Il n’a d’autre solution que de réprimer ses sentiments, de refouler le souvenir du traumatisme et d’idéaliser ses agresseurs. Plus tard, il ne sait plus ce qu’on lui a fait.
- Ces sentiments de colère, d’impuissance, de désespoir, de nostalgie, d’angoisse et de douleur, coupés de leur véritable origine, trouvent malgré tout à s’exprimer au travers d’actes destructeurs, dirigés contre les autres (criminalité, génocide) ou contre soi-même (toxicomanie, alcoolisme, prostitution, troubles psychiques, suicide).
- Devenu parent, on prend souvent pour victimes ses propres enfants, qui ont une fonction de boucs émissaires : persécution pleinement légitimée par notre société, où elle jouit même d’un certain prestige dès lors qu’elle se pare du titre d’éducation. Le drame c’est que le père ou la mère maltraite son enfant pour ne pas ressentir ce que lui ont fait ses propres parents. Les racines de la future violence sont alors en place.
- Pour qu’un enfant maltraité ne devienne ni criminel ni malade mental, il faut qu’il rencontre au moins une fois dans sa vie quelqu’un qui sache pertinemment que ce n’est pas lui, mais son entourage qui est malade. C’est dans cette mesure que la lucidité ou l’absence de la lucidité de la société peut aider à sauver la vie ou contribuer à la détruire. Ce sera la responsabilité du personnel d’assistance sociale, des thérapeutes, des enseignants, des psychiatres, des médecins, des fonctionnaires, des infirmières.
- Jusqu’à présent, la société a soutenu les adultes et accusé les victimes. Elle a été confortée dans son aveuglement par des théories qui, parfaitement conformes aux théories de l’éducation de nos arrière-grands-parents, voient en l’enfant un être sournois, animé de mauvais instincts, fabulateur, qui agresse ses parents innocents ou les désire sexuellement. La vérité, c’est que tout enfant a tendance à se sentir lui-même coupable de la cruauté de ses parents. Les aimant toujours, il les décharge ainsi de leur responsabilité.
- Depuis quelques années seulement, l’application de nouvelles méthodes thérapeutiques a permis de prouver que les expériences traumatiques de l’enfance, refoulées, sont inscrites dans l’organisme, et qu’elles se répercutent inconsciemment sur la vie entière de l’individu. De plus, des ordinateurs qui ont enregistré les réactions de l’enfant dans le ventre de sa mère ont révélé que le bébé sent et apprend, dès le tout début de sa vie, la tendresse aussi bien que la cruauté.
- Dans cette nouvelle optique, tout comportement absurde révèle sa logique jusqu’alors cachée dès l’instant où les expériences traumatiques de l’enfance ne restent plus dans l’ombre.
- Dès que nous serons sensibilisés aux traumatismes de l’enfance et à leurs effets, un terme sera mis à la perpétuation de la violence de génération en génération.
- Les enfants dont l’intégrité n’a pas été atteinte, qui ont trouvé auprès de leurs parents la protection, le respect et la sincérité dont ils avaient besoin, seront des adolescents et des adultes intelligents, sensibles, compréhensifs et ouverts. Ils aimeront la vie et n’éprouveront pas le besoin de porter tort aux autres ni à eux-mêmes, encore moins de se suicider. Ils utiliseront leur force uniquement pour se défendre. Ils seront tout naturellement portés à respecter et à protéger les plus faibles, et par conséquent leurs propres enfants, parce qu’ils auront eux-mêmes fait l’expérience de ce respect et de cette protection, et que c’est ce souvenir-là, et non celui de la cruauté, qui sera inscrit en eux. » (Ibid, p. 105 à 107)
Émotions réprimées à l’enfance et comportements destructeurs
Alice Miller explique donc clairement de quelle façon les émotions réprimées liées aux blessures d’enfance non traitées peuvent s’exprimer à travers divers comportements destructeurs envers soi ou envers les autres. Nous pouvons notamment penser aux dépendances à l’alcool, à la drogue, au jeu, à la pornographie, à la sexualité, à l’automutilation, aux comportements suicidaires, à la violence sexuelle, psychologique, financière et physique envers autrui. Comme il a été décrit précédemment, les adultes blessés peuvent aussi utiliser des boucs émissaires afin de ne pas entrer en contact avec leur propre souffrance.
On retrouve d’ailleurs ce genre de comportements chez les dictateurs, qui, selon Alice Miller, ont les points communs suivants : le déni des tourments qu’ils ont subis à l’enfance et l’idéalisation des parents maltraitants (Le drame de l’enfant doué, p. 102). Elle ajoute que « le nationalisme, la xénophobie, le fascisme, ne sont rien d’autre, au fond, qu’un habillage idéologique de cette fuite. On fuit les torturants souvenirs refoulés du mépris subi autrefois en se réfugiant dans un dangereux et destructeur mépris de l’humanité, qui sera érigé en programme. » (Ibid., p. 95)
En effet, lorsqu’un enfant est blessé dans son intégrité psychique, le développement de son ego subit un arrêt ou une fixation pour tendre vers un narcissisme malsain. Ainsi, plus sa structure est abimée, plus son narcissisme devient malsain, plus il pourra chercher à avoir du pouvoir sur les autres afin de sublimer sa détresse, et donc plus il pourra être attiré par les postes de pouvoir. Plus le narcissisme de l’individu est malsain, moins l’individu a de l’empathie et plus les autres deviennent utilisables et jetables. Alors que l’individu au narcissisme sain mesure l’impact de ce qu’il dit ou fait chez les autres et a une éthique personnelle, l’individu au narcissisme malsain est principalement intéressé par ses propres désirs et ses propres besoins et est donc par extension plus corruptible.
Alors que l’individu au narcissisme sain mesure l’impact de ce qu’il dit ou fait chez les autres et a une éthique personnelle, l’individu au narcissisme malsain est principalement intéressé par ses propres désirs et ses propres besoins et est donc par extension plus corruptible.
Cette explication nous donne un éclairage pertinent sur les causes potentielles des comportements violents que nous pouvons observer dans différentes sphères, que cela soit dans certains milieux professionnels, dans les familles, dans les relations amoureuses ou dans la société en général. Sachant que de nombreux êtres humains ont vécu des blessures importantes dans leur enfance, que cela soit de la négligence, de la violence physique, sexuelle ou psychologique, et donc que certains de leurs besoins psychologiques les plus fondamentaux n’ont pas été comblés; sachant qu’un bon nombre de ces adultes n’ont pas entamé de processus de deuil et d’introspection; sachant que les adultes n’ayant pas entamé de processus de guérison ont inconsciemment tendance à vouloir combler leurs besoins inassouvis de façon compulsive et à exprimer leurs émotions de colère, d’impuissance, de désespoir, de nostalgie, d’angoisse et de douleur à travers divers comportements destructeurs; sachant tout cela, il semble légitime d’envisager que certains de ces adultes recherchent compulsivement à obtenir toujours plus de pouvoir sur les autres, et que certains d’entre eux y arrivent à grande échelle, provoquant ainsi d’importantes conséquences pour les populations. Tenir pour acquis que les dirigeants de toutes sortes agissent nécessairement en « bons pères de famille » qui se soucient en priorité du bien-être de leur population ou de leur électorat permet de maintenir une illusion rassurante, mais occulte ces principes psychologiques.
En clinique, nous pouvons constater, souvent par l’entremise de leurs victimes qui viennent chercher du soutien psychologique, l’ampleur de l’emprise que ces personnes peuvent avoir sur leur entourage. Ces personnes, qui aspirent souvent à des positions d’autorité, peuvent créer beaucoup de dommages autour d’ elles, surtout quand l’entourage décide consciemment ou inconsciemment de faire du déni à propos de la dynamique de pouvoir déséquilibrée qui se met graduellement en place.
Le nécessaire assouvissement des besoins à l’enfance ou l’introspection
Justement, Alice Miller décrit bien comment un processus d’introspection et de deuil émotionnel à propos de son enfance permet de mieux faire face à la manipulation :
« Mais si quelqu’un est parvenu, à plusieurs reprises, à vivre consciemment comment il a été manipulé et abimé dans son enfance, et quels désirs de vengeance il en a conservés, il saura mieux, et plus promptement, détecter les manipulations et, de son côté, éprouvera moins le besoin de manipuler. S’il a vécu son impuissance et sa dépendance d’enfant, il sera capable d’entrer dans un groupe sans se placer sous sa dépendance ou lui être asservi. Il sera moins exposé à se laisser leurrer, comme nous en voyons hélas aujourd’hui tant d’exemples, par quelque gourou d’une secte. S’il a senti assez clairement comment, à l’époque, chaque mot de son père ou de sa mère était pour lui parole d’Évangile, il risquera moins d’idéaliser des hommes et des systèmes. » (Ibid., p. 97)
Ultimement, selon Alice Miller, « l’individu doit trouver un soutien en lui-même s’il ne veut pas devenir le jouet des divers intérêts et idéologies. » (Ibid., p. 57)
Alice Miller nous donne donc une clé importante pour permettre l’évolution de la société. Elle écrit :
« Cette évolution n’a pas seulement des conséquences individuelles et familiales, mais aussi des effets politiques. Les hommes et les femmes qui ont découvert leur passé ont appris à tirer au clair leurs sentiments et à explorer leurs vraies raisons, ne sont plus astreints à transférer leur haine sur des innocents pour épargner ceux qui l’ont vraiment méritée. Ils sont capables de haïr le haïssable et d’aimer ce qui est digne d’être aimé. Osant savoir qui a mérité leur colère, ils trouveront leur chemin dans la réalité, sans plus sombrer dans l’aveuglement de l’enfant maltraité qui doit ménager ses parents et, de ce fait, a besoin de boucs émissaires. L’avenir de la démocratie dépend de cette démarche individuelle. En appeler à l’amour et à la raison restera vain tant que nous nous interdirons de tirer au clair nos sentiments d’enfant. Il est vain de tenter de combattre la haine par des arguments : il faut comprendre où est sa source et employer des outils permettant de l’éteindre. » (Ibid., p. 98)
Il est extrêmement difficile de prendre conscience intellectuellement et émotionnellement du fait que certaines personnes en position de pouvoir peuvent abuser de leur pouvoir, que cela concerne les parents, les patrons, les dirigeants politiques ou n’importe quelle autre personne en position d’autorité. Les êtres humains ne veulent pas croire que les personnes supposées les aimer, les respecter et les protéger peuvent faire l’inverse. Accepter ce fait est toutefois primordial pour pouvoir acquérir la lucidité nécessaire à la création d’une société saine. Se voiler les yeux face aux abus de pouvoir permet de garder l’illusion d’être aimé, respecté et protégé, mais dans la réalité, cela mène à une pente glissante vers l’escalade de la violence.
Source :
Miller, Alice (1996). Le drame de l’enfant doué (2e édition), version française : Presses universitaires de France
Elle a raison.
Et c’est un constat difficile et douloureux.