Auteure : Anne-Emmanuelle Lejeune

 

Début septembre, j’ai démissionné de l’école publique après 23 ans de loyaux services rendus à la jeunesse québécoise. Une carrière sans aucun blâme ! Une lettre de démission de 8 pages ! Je crois que je suis encore en deuil de cette profession si malmenée depuis 20 ans, parce que j’aimais être en classe avec mes élèves. C’est tout le reste qui n’était plus possible.

Cette décision fut la plus importante et la plus difficile de ma vie. Pour y parvenir, j’ai dû me plonger dans une profonde introspection. J’ai mis de côté les avis des « conseilleurs » qui, comme on dit, ne sont jamais les payeurs. J’ai repris en main le pouvoir de choisir. Mais choisir de ne plus subir sa vie, c’est avant tout choisir de se tourner vers l’avenir, pour paraphraser Simone de Beauvoir.

C’est ce que j’ai fait en m’aventurant dans le jeu des prédictions, à la manière d’une Madame Soleil moderne avec sa boule de cristal.

Je vous fais part de mes 15 prévisions critiques pour l’éducation en cette fin d’année 2024.

  • Le déclin de la grammaire prescriptive sera au rendez-vous. L’approche traditionnelle cédera la place à une vision plus souple de la langue, adaptée aux usages des élèves.
  • L’intégration forcée de l’IA générative fera son entrée dans les écoles. Les enseignants devront composer avec des outils comme ChatGPT, bouleversant les méthodes d’évaluation et de production écrite. Le fossé entre les innovations technologiques et l’éducation va s’agrandir. Les écoles publiques sont réticentes à intégrer ces technologies. Pendant ce temps, les écoles privées, mieux financées, adopteront ces innovations rapidement, accentuant l’inégalité entre les deux systèmes.
  • La crise de la lecture longue se poursuivra. La capacité d’attention des élèves continuera de s’éroder, ce qui remettra en question l’étude des œuvres littéraires classiques.
  • Nous assisterons aussi à la montée en puissance de l’oral. Face à la déchéance de l’écrit, l’expression orale gagnera en importance, mais pas forcément en qualité.
  • La remise en question de l’orthographe complexe reviendra dans l’actualité. Les débats sur une réforme radicale de l’orthographe française s’intensifieront face aux difficultés persistantes des élèves. (1)
  • L’école sera fragmentée en niveaux extrêmes. L’écart se creusera entre élèves performants et en difficulté, rendant l’enseignement uniforme d’un tronc commun de plus en plus complexe.
  • Le rejet de la littérature classique ne cessera de croître. Les élèves et certains parents remettront en question la pertinence du canon littéraire traditionnel.
  • Les technologies de surveillance se généraliseront dans les écoles. Les outils de suivi des étudiants, comme les logiciels de reconnaissance faciale et les plateformes de gestion numérique, deviendront omniprésents, posant des questions sur la vie privée et la sécurité des données.
  • La profession d’enseignant sera encore plus précarisée. Sous pression, avec des salaires stagnants par rapport à l’inflation réelle et une pénibilité croissante des conditions de travail, les enseignants quitteront de plus en plus le navire, accentuant les pénuries dans plusieurs pays.
  • La pénurie d’enseignants légalement qualifiés sera aggravée. Le manque d’attractivité du métier conduit à un recrutement de profils non légalement qualifiés avec un niveau médiocre de français tant à l’oral qu’à l’écrit, ce qui accentuera encore plus l’érosion de l’autorité intellectuelle des enseignants.
  • Le contenu éducatif sera de plus en plus privatisé. Les grandes entreprises technologiques continueront à produire du contenu éducatif standardisé, éloignant davantage l’éducation des besoins individuels des apprenants et de l’influence publique. Québec va doubler le budget annuel de l’organisme Alloprof pour administrer une nouvelle plateforme appelée « Allofrançais », qui exploitera l’IA. Québec ne mise plus sur les enseignants des écoles, ce qui est un véritable désaveu. Les améliorations ne bénéficieront qu’aux élèves qui entreprendront des démarches hors du cadre scolaire. (2)
  • L’enseignement en présentiel se normalisera en mode partiel, ce qui est déjà prévu dans la loi 23. Beaucoup d’établissements opteront pour des formes d’enseignement hybride, mais les inégalités entre les élèves équipés et ceux qui ne le sont pas deviendront plus visibles.
  • La santé mentale des élèves et des enseignants deviendra un problème central. Malgré les efforts pour instaurer des programmes de soutien, les causes profondes (pression scolaire, isolement numérique, surcharge de travail) ne seront toujours pas correctement définies.
  • Les diplômes traditionnels perdront de leur valeur. Les recruteurs se tourneront de plus en plus vers des certifications privées tandis que les universités peineront à justifier les coûts exorbitants de certains diplômes.
  • Les compétences sociales seront encore plus cruciales. Avec l’automatisation de nombreuses tâches, les compétences interpersonnelles comme l’empathie, la collaboration et la gestion de conflit deviendront des compétences clés, mais sous-évaluées dans les systèmes éducatifs.

Je n’ai pas du tout envie de vivre ces changements, bien que je les anticipe avec effroi.

Ce que j’ai appris sur l’entrepreneuriat, c’est que les noms de personnes surpasseront ceux des marques en tant que vecteurs de confiance. Les créateurs de contenus qui vont s’en sortir sont ceux qui vont le plus prendre la plume ou la parole, grâce à ce superpouvoir qu’est la maîtrise du français.

Si l’école publique continue sa course de l’excellence qui confond la réussite avec l’apprentissage, seuls les diplômés de formations payantes du privé brilleront dans les cercles d’influence intellectuelle.

Si s’instruire, c’est se libérer, « Au point de vue politique, il n’y a qu’un seul principe, la souveraineté de l’homme sur lui-même. Cette souveraineté de moi sur moi s’appelle Liberté. » — Victor Hugo

 

SOURCES

(1) https://libre-media.com/articles/non-a-lorthographe-simplifiee 

(2) https://www.lapresse.ca/actualites/education/2024-09-30/quebec-mise-sur-allofrancais-pour-ameliorer-le-francais-des-jeunes.php

 

À PROPOS DE L’AUTEURE

Anne-Emmanuelle Lejeune, agrégée de l’enseignement secondaire en Belgique, a débuté sa carrière comme professeure de français dans une école à Molenbeek, Bruxelles. Elle s’est ensuite spécialisée dans l’enseignement du français langue étrangère auprès d’entreprises multinationales et belges.

En 1999, elle immigre au Québec où elle travaille d’abord dans l’édition montréalaise avant de retourner à l’enseignement du français langue maternelle au secondaire dans le réseau public. En septembre 2024, elle quitte l’enseignement pour se lancer comme entrepreneure dans la rédaction professionnelle et les cours de langues.

Autrice d’articles principalement dans le domaine de l’éducation, Anne-Emmanuelle se définit également comme féministe universaliste.